Changement de pensées

Un Sentier à Kanazawa

Dans un précédent billet, je mentionnais qu’en regardant mon vieux code, la manière dont je code n’a pas tant changé, ce qui a évolué, c’est la manière dont je considère les problèmes, le cadre. Ce qui pose la question : comment mon mode de pensée à changé au cours des années ?

Les théories

Le premier changement est que je suis beaucoup plus méfiant au sujet des théories. La pratique est malheureusement systématiquement plus compliquée et une théorie parfaitement correcte peut avoir une mise en pratique qui implique des effets secondaires orthogonaux ou opposés. C’est particulièrement le cas dans des systèmes massifs et complexes, ce qui inclut beaucoup de choses, depuis les problèmes sociaux jusqu’aux algorithmes. Cela ne veut pas dire que je ne croie pas dans la théorie, simplement que la mise en pratique est parfois très compliquée.

Les jugements

Le second changement c’est que j’essaye de ne pas juger, d’avoir d’opinion avant d’en avoir besoin. Un jugement est quelque chose de trivial, mais en même temps de très couteux si on se trompe et force est de constater que je me suis souvent trompé. Une opinion, une position n’est nécessaire qu’en présence d’un choix, d’une décision, qui peut très bien ne jamais se présenter, ou bien devenir obsolète, typiquement parce que le bordel ambiant est ambiant.

Évidemment, je forme des opinions avant ce point crucial, mais elle ne sont pas importantes, et je n’ai pas besoin de trop m’y attacher, je peux changer d’avis. Pouvoir souffler et décider qu’en fait, ce n’est pas important est quelque chose qui m’aide à être plus calme, vu le nombre de sujets d’actualité sur lesquels les gens s’excitent, ça a son importance aussi.

À noter que cela ne veut pas dire ne pas avoir d’empathie, plutôt que l’empathie se situe dans le référentiel de l’autre et que c’est sa perception des choses qui est importante, pas la mienne. On pourrait croire que cette approche est surtout importante pour les grandes questions, mais je pense que cela affecte aussi les petites, que les petits jugements s’enchaînent pour cristalliser des pensées sur les choses plus grandes.

Le temps

Un troisième point est que je me méfie de l’écoulement du temps. Si le temps physique s’écoule au même rythme autours de moi – rien n’approche la vitesse de la lumière – le temps subjectif est terriblement élastique, et parfois le temps et la causalité semble aller à l’envers. Le premier facteur de distorsion est évidemment lié à l’âge, plus on vieillit, plus le temps passe vite, une semaine représente des choses très différentes pour moi ou ma fille de 7 ans. Les évènements ont tendance à déformer le temps, il y a des années plus longues que d’autres, certaines suffisamment intense pour que j’ai l’impression qu’elle séparent différentes vies, ce qui fait qu’il m’est difficile d’interagir avec les relations d’avant, car j’ai largement perdu la connection avec les contextes précédents.

Étant de la génération-X, la chute du mur de Berlin a été le premier gros point d’inflection dans ma vie. Je suis allé en voilier en Allemagne de l’est en 1990, j’étais un jeune soldat quand le conflit a éclaté en Yougoslavie. La carte de l’Europe a changé. Ma femme est Serbe, lors d’un de nos voyages au pays, nous nous sommes arrêtés à Vienne. De là, nous avons pris le bateau jusqu’à Bratislava et de là un avion jusqu’à Niš. Le fait que Vienne et Bratislava sont très proches était pour moi une idée nouvelle, car il y avait un mur entre les deux. Mon référentiel était dépassé.

On pourrait croire que rien n’a dramatiquement changé en Suisse durant ce laps de temps, mais j’habite à Zürich: c’était une des villes les plus dangereuse et mal famées d’Europe dans les années 80. Les cafés alternatifs le long de la Limmat où nous allons en été sont à proximité de l’ancienne gare du Letten.

Il y a eu des changements partout, évidemment, mais pas de telles ruptures, la carte n’a pas changé. C’est quelque chose qui m’avait frappé dans Silicon Valley, c’est un endroit qui se veut disruptif et révolutionnaire, mais qui vit largement dans une version des années 80, avec internet. Les États-Unis sont le centre du monde, comme sous Ronald Reagan, les services publics ont toujours été mauvais. La chute du mur de Berlin est loin, la diaspora chinoise ne va certainement pas parler de 1989. C’est largement un mythe, évidemment, on est loin de l’époque des pionniers de l’informatique, mais comme souvent c’est la perception la chose la plus importante.

Tout ça peut sonner comme un concept assez abstrait, mais cette différence de perception du temps teinte tout, en particulier la manière dont on envisage les changements. Le bon vieux temps ne peut exister que dans un passé lointain, ou en référence à une période stable, ou perçue comme telle. Souvent les différences politiques sont des différences de perception du temps, qui change la perception de la réalité. On se moque souvent des gens pour qui les années 80 étaient il y a 20 ans, mais nombreux sont ceux qui pensent que le changement climatique est une idée récente sur un problème à l’échéance lointaine, l’horizon 2100 avec une montée des eaux de 1 mètre est plus proche de nous (76 ans) que le premier papier académique sur le sujet, il y a 128 ans (1896).

Les histoires

La narration joue un rôle central dans notre société : que ce soit les nouvelles du monde, les mythes fondateurs, les lignes politiques, les légendes urbaines ou les théorie de conspiration, chaque fois, un aspect du monde est codifié en histoires. Chaque entreprise, chaque organisation, présente ses actions dans un cadre narratif : ses valeurs, ses mythes, ses héros, etc.

S’il y a une chose que j’ai appris après toutes ces années de jeu de rôle, ce que la narration a des règles que la réalité ne connaît pas. Une histoire se doit d’avoir une certaine structure, une certaine clarté, une certaine cohérence, un certain cadre. La réalité est beaucoup plus complexe, plus nuancée, et beaucoup moins satisfaisante, les fils narratifs s’emmêlent pour se terminer brusquement.

Le corollaire, c’est que plus une histoire est bonne, plus elle de chances d’être fausse, et plus une personne est emportée par sa narration, plus elle a des chances de se fourvoyer.

Les problèmes

Il y a beaucoup de problèmes, et on se retrouve facilement submergé, surtout si on bataille avec une ribambelle personnelle. Ce qui a changé, je pense, c’est que je suis beaucoup moins sévère avec moi-même. On nous apprend qu’il faut régler tous les problèmes, tout gérer, mais c’est bêtement impossible, et comme souvent, le mieux est l’ennemi du bien, et si on gère mal son énergie, on ne résous rien.

Une notion très anglo-saxonne est l’idée de bon problème, i.e. des problèmes qui sont un symptôme que l’on fait quelque chose de juste. Peut-être qu’on a trop de travail, parce que nos compétences sont reconnues, des enfants qui posent beaucoup de questions parce qu’on leur a donné un esprit critique, un système que les gens veulent pirater, parce qu’il est utile. C’est une idée importante, car elle permet de reconnaître que l’existence de ces problèmes est une bonne chose.

Une autre chose importante est de reconnaître que lorsque les problèmes sont abondants, certains vont s’annuler parmi. Cela ne veut pas dire qu’il faut bêtement attendre qu’ils disparaissent spontanément, plutôt d’accepter le fait que les gros problèmes vont transformer dramatiquement des problèmes moins massifs. La discussion sur le télé-travail a été radicalement changée par le Covid, et je soupçonne que le changement climatique va dramatiquement transformer plusieurs questions politiques et sociales.

Leave a Reply

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.