
Cenlivane a publié un billet intitulé Obsolescence programmée ou quelle voix pour ta SF ?, où elle parle de magazines qui traitent de la SF en France.
J’ai toujours été un peu embêté par les critiques littéraires, c’est un exercice délicat, le but de l’opération est de me faire découvrir l’existence d’un livre, et ensuite me donner une bonne idée si je vais l’apprécier ou non, idéalement à la fin de la critique je devrais savoir si cela vaut la peine de lire le livre. Le premier point est relativement simple, le second l’est beaucoup moins, je ne suis pas particulièrement aligné avec les différents genre littéraires, mes goûts sont changeants, bref mes critères s’alignent souvent mal avec dont parle le ou la critique.
Cenlivane parle surtout du fait qu’un magazine est trop peu pour couvrir toute la production littéraire, ce qui pose un question intéressante (pour moi) du fan-out, i.e combien un magazine couvre de livres. Le paradoxe de la critique littéraire, c’est que c’est un texte que l’on lit pour savoir si l’ont devrait lire un autre texte, c’est très méta. Certaines critiques peuvent être agréables à lire, même pour des livres qu’on ne lira jamais, mais c’est souvent les critiques de très mauvais ouvrages. Évidemment, lire pour savoir ce qu’on va lire est un problème quand on n’a pas beaucoup de temps pour lire.
Donc on va regarder ça avec un œil mathématique et des approximations à la louche, tous les chiffres qui suivent sont aux mieux approximatifs, au pire rigoureusement faux. Imaginons un magazine avec 60 pages de contenu (cela correspond au dernier numéro de la vie du Rail, qui est le truc que j’ai sous la main), 1 page avec l’éditorial, un dossier spécial sur 9 pages, 5 pages d’actualité et 5 pages sur un auteur, une autrice. Bref 40 pages de critiques avec 4 critiques par page, 12 numéro par an, ça nous donne 40 × 4 × 12 = 1920 livres par an, on va dire 2000 livres, prix d’ami.
En 2021, 88’000 livres imprimés ont été déposés au titre du dépôt légal à la Bibliothèque nationale de France. Si on imagine que 10% sont de la science fiction ou de l’imaginaire, ça nous donne 8’800 livres à critiquer. Il nous faut donc 4 magazines, en imaginant qu’il n’y ait aucun recouvrement, i.e. qu’un livre donné n’est traité que par un seul magazine, ce qui implique que les 4 magazines se coordonnent¹. En imaginant qu’il y ait 25% de recouvrement, il nous faut un 5ᵉ magazine.
Le problème, c’est qu’on ne couvre que les livres publiés, pas les nouvelles, histoires courtes, venant d’auteurs et d’autrices nouvelles. Ce nombre est probablement un ordre de magnitude plus grand, on va assumer 80’000 textes par an. Naïvement ils nous faudrait donc 50 magazines. C’est probablement en deçà de la réalité vu que le taux de redondance va grimper. On va ignorer ce facteur, vu que 50 magazines c’est déjà beaucoup. De fait, le nombre de critiques est important, en imaginant que l’on consacre une minute à chaque critique, cela représente 1330 heures de lecture.
Le salarié moyen en France travaille 1’601 heures par an, pour 37.1 heures par semaine. Bref, c’est un boulot à plein temps. Ce qu’il nous faut, c’est un(e) méta-critique<a href=”#footnote2>², une personne dont c’est le travail. Évidemment il faut que cette personne puisse communiquer la substantifique moelle de toutes ces critiques dans un méta-magazine. Une personne seule ne peut y arriver, vu qu’elle passerait tout son temps à lire, si on imagine qu’il faut deux fois plus de temps pour écrire, que pour lire, trois personnes suffisent.
Problème résolu ? Pas réellement, d’abord il n’y aucune redondance dans ce système, le lecteur doit avoir une confiance totale dans les critiques de premier niveau et le/la méta-critique de second niveau. Il y a aussi le (petit) problème qu’on a 50 magazine que personne ne lit, vu que tout le monde lit simplement le magazine de méta-critique. La solution serait de ne pas publier les magazines, et que tout le monde travaille pour le méta-magazine. Cela représenterait une grosse équipe. En imaginant qu’il faille une heure en moyenne pour lire un texte et écrire la critique, il nous faut 80’000 ÷ 1600 = 50 personnes travaillant à plein temps.
Avec les méta-critiques, ça nous donne une équipe de 53 personnes, et il faudra bien 7 personnes en plus pour coordonner le bazar, mais ce n’est pas le plus gros problème. Comme mentionné plus haut, un ouvrage ne sera lu et critiqué que par une seule personne, on peut régler cela en ayant deux critiques par œuvre, mais cela double le nombre de critiques, et par ricochet le nombre de méta-critiques, bref, notre rédaction est à présent à 120 personnes – pour référence, la rédaction du journal le Monde compte 500 journalistes.
L’autre problème c’est que la majorité des critiques écrites seront ignorées. Si on reprend les 2000 livres du magazine du premier paragraphe, cela signifie que 2000 ÷ 80’000 = 2.5 % du travail sera gardé, ce qui n’est pas très motivant, soyons honnête, cela revient à dire que l’on fait 5 jours de travail utile par an. Si on prend l’approche de deux critiques par œuvre, c’est 1.25 % du travail qui est gardé.
One solution pour régler ce problème c’est de se restreindre à un genre plus particulier, si on divise le genre de science-fiction et fantastique en 50 sous-genres bien définis, chacun peut avoir son magazine propre fantasy où l’on réalise à la fin que c’est du post-apo, fan-fiction à la limite du plagiat, etc. Évidemment, cela ne fonctionne que si le volume des différents genres est bien équilibré, i.e. 1/50ᵉ des textes tombe clairement dans sa catégorie. L’autre problème c’est que si un texte entre clairement dans une catégorie donnée, il n’est probablement pas si original que ça.
Bref, avec une structure traditionnelle, c’est compliqué. Cela dit, je soupçonne que les mêmes problèmes d’échelle se posent avec un écosystème de volontaires travaillant en ligne, si le travail est fait par des volontaires dont c’est 20% de l’activité, il y aura cinq fois plus de monde impliqué, ce qui demandera cinq fois plus de coordination.
²On me souffle à l’oreillette que cette personne est communément appelée rédacteur·trice en chef(fe).