Livres et Codes

Code barre avec l'ISBN de «Trois Reflets d'Ancien Rêve»

Le blog de Cenlivan a un billet qui parle du livre en France, et qui aborde divers sujets comme le prix fixe et les retours, ce qui m’a remis à l’esprit une autre particularité des livres, particulièrement en France : le prix des codes produits. Ce n’est certainement pas un point central, mais c’est un sujet qui m’intéresse, donc.

Lorsqu’un produit doit être vendu dans un commerce, il est intéressant qu’il soit doté d’un code produit qui peut être reconnu par un scanner. Cela permet d’avoir un saisie plus rapide de ce que le client doit payer et une meilleure gestion de l’inventaire – on sait ce qui sort. Si le produit n’a pas de code, c’est le commerce qui doit étiqueter le produit, ce qui est assez fastidieux. Certaines grandes chaînes refusent de vendre des produits démunis de codes ou bien leur imposent un surcoût.

Ces codes sont traditionnellement appelés EAN (European Article Number), mais la terminologie officielle depuis pas mal d’années est GTIN (Global Trade Identification Number). Normalement, ces codes sont achetés à la branche nationale de GS1, l’organisation qui gère ces codes. Le code est alors alloué dans l’espace national, en France, il aura un préfixe entre 30 et 37, pour la Suisse, le préfixe est 76. Ce code n’est pas gratuit, c’est un surcoût, surtout pour les petits producteurs : le coût du code est amorti plus facilement sur les grandes séries.

Les livres bénéficient d’un régime particulier : les nouveaux ISBN à 13 chiffres sont des codes produits, la seule différence c’est qu’ils existent dans un pays magique qu’on appelle Bookland. Comme les anciens codes à 10 caractères auparavant, ils sont attribués par les organisations qui gèrent les livres. Pour l’anglais, le français et l’allemand, l’organisation se fait par language, pour le reste, elle se fait par pays. Il y a un algorithme pour convertir un code à 10 caractères en code à 13 chiffres. Par exemple, ma copie de Trois reflets d’ancien rêves par Denis Gerfaud porte l’ISBN-10 2-909934-85-3 ce qui correspond à l’ISBN-13 978-2-909934-85-3¹.

Pour la francophonie, c’est l’AFNIL (Agence Francophone pour la Numérotation Internationale du Livre) qui est responsable pour l’attribution. Si les ISBN sont aussi facturés, ils sont sensiblement moins chers que des GTIN traditionnels. L’obtention de code moins onéreux à une catégorie de produit est une forme de subvention. Pour donner une idée de l’écart, certains de mes vieux albums de Gaston Lagaffe avaient des ISBN différents, mais le même GTIN.

Un effet de cette politique, c’est que pas mal de produits qui ailleurs porteraient un code normal, portent en France un ISBN. Que ce soit un puzzle avec un livret joint, un CD musical (avec un livret joint), ou bien un livre pour bébé – ceux qui vont dans le bain et font coin-coin. Il y a toujours un livre sous une forme ou une autre impliqué dans la bagarre, mais je ne dirais pas que le produit est un livre. C’est subjectif, évidemment, mais les autorités ont une opinion assez définie sur ce qui est un livre, vu qu’ils bénéficient de la TVA réduite. L’AFNIL ne s’y trompe pas, son site explique en effet :

L’attribution d’un numéro ISBN par l’AFNIL à une publication n’entraîne en aucun cas le bénéfice automatique du taux réduit de TVA. Les critères régissant le bénéfice du taux réduit de TVA (5.5%) sont déterminés par l’administration fiscale.

Est-ce que c’est important ? Je n’en sais rien, ce qui me frappe surtout, c’est que l’univers du livre est une sorte de bulle étrange. Ceux à l’extérieur ignorent qu’il fonctionne avec des règles très particulières, et ceux à l’intérieur considèrent ces particularités comme normales – quand cette normalité est remise en question, comme par exemple la relation implicite entre subventions et droits de retours évoquée dans le billet de Cenlivan, cela fait des remous.

La question des retours n’est pas innocente : Amazon fait régulièrement scandale parce que la société détruit ses invendus. C’est la pratique normale dans le monde du livre et personne ne s’en offusque. Certes, le papier se recycle plutôt bien, mais cela reste un impressionnant gaspillage, surtout que le papier, c’est lourd à transporter. Il est de bon ton, à raison je pense, de fustiger la surconsommation et les objets jetables, le fait est que les livres sont des objets à usage unique : entre 10 et 20% sont détruits avant même d’être vendus, envoyés au pilon. Dans le solde, combien de prix littéraires qui ne seront jamais touchés ? de livres offerts dont le destin est de décorer une étagère ?

Lorsque j’ai fait mon armée en 1991, nous avons une fois fini un exercice dans un fabrique de papier. Il pleuvait à verses et il fallait trier le matériel, je suppose que les officiers avaient négocié l’utilisation de la halle. Dans les coins, il y avait des piles de livres, tous destinés au pilon. J’étais un avide lecteur à l’époque, et j’ai récupéré divers livres. Je me suis longtemps demandé comment des livres en français avait abouti dans une usine au fin-fond du canton de Berne.

Il y a maintenant dix ans, j’ai passé une journée à aider la croix-rouge, une des tâches était de vider une maison après le décès de ses occupants. Nous avons trié tout ce qui pouvait être réutilisé, revendu dans les magasins de l’organisation : vêtements, matériel de cuisinne ou de ménage, bibelots, jouets. Tous les livres ont été jetés, ils n’avaient aucune valeur, aucune chance d’être revendus ou réutilisés.

J’ai dû vider bien trop d’appartements, de maisons. À chaque fois, la masse de livres va au recyclage. Dans mon voisinage, il y a deux boîtes à livres qui débordent. Le livre moyen sera lu autant de fois qu’une fourchette en plastique sera utilisée pour manger, la principale différence c’est que le livre restera sur une étagère quelques décennies, une forme étrange de sequestration de carbone. Il y a quelque chose d’absurde dans la manière dont nous considérons les livres : objet culturel vénéré supporté par l’état, il a pourtant toutes les caractéristiques du produit de consommation ultime…

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