Écritures

Une des discussions qui semble revenir de manière récurrente dans ma vie est est-ce que X est un art ?. Cette question m’a toujours ennuyée car elle parvient, en même temps, à n’avoir aucun sens, et une signification très marquée.

La question n’a aucun sens car définir la notion d’art est très difficile, ses frontières sont mouvantes, et toute définition tendra soit à exclure beaucoup d’activités, qui sont, d’une manière ou d’une autre reconnues comme de l’art, ou bien au contraire à inclure à peu près toutes les activités humaines. Bref, on se retrouve devant une définition incorrecte ou bien une tautologie.

La question a une signification très marquée, car en fait, quand quelqu’un demande si l’activité X est un art, ce qu’il demande réellement est : Est-ce que l’activité X a droit à la reconnaissance sociale qui est de manière traditionelle associée avec l’art. C’est peut-être un détail pour moi. Mais pour certain ça veut dire beaucoup. À mon avais, la problématique peut-être expliquée par la table suivante.

Statut des activités
Artistique Non-Artistique
Rémunéré Artiste Travailleur
Non-Rémunéré Artiste Flemmard

Un artiste qui ne gagne pas sa vie de son art reste un artiste, quelqu’un qui ne gagne pas sa vie de son activité non-artistique, c’est juste un flemmard. Un simple changement de définition et hop ! On passe d’un statut plutôt bien vu (artiste) à un statut méprisable. Il y a une étrange frontière qui sépare les artistes certifiés du type qui fait des pyramides bariolées de canettes de Red bull™ vide, avec toute une populace d’artistes qui tentent d’y placer des marques, des jalons, pour clairement se démarquer. Aujourd’hui, l’astronomie n’est plus un art, elle l’était à l’époque antique, o tempora o mores.

Pourquoi est-ce que je vous parle de cela ? Parce que j’écris. D’après la doxa, c’est une activité artistique (n°6 selon Étienne Souriau), le problème c’est que le spectre de ce que j’écris déborde sur les côtés : articles, nouvelles, thèse, billets de blog, haikus, tweets, scénarios de jeu de rôle, histoires, journal intime, programmes, correspondance.

Pour beaucoup de gens, ces activités tombent dans des catégories distinctes et, si certaines sont reconnues comme artistiques, d’autres ne le sont généralement pas. Or, pour moi, toutes les formes d’écriture sont intiment liées, tout ce que j’ai appris pour l’une a profondément influencé les autres. Dans tous les cas, il s’agit d’écrire un texte pour obtenir un certain effet. Parfois le but est de toucher une personne très particulière, parfois il s’agit d’expliquer une thèse sur un thème scientifique précis, parfois le but est de faire ressentir une émotion précise mais fugaces à tout à chacun, parfois il s’agit des plans d’un système informatique complexe.

Écrire, c’est reviser, élaguer, simplifier, clarifier, chercher s’il existe un meilleur vocabulaire, une meilleure métaphore, un meilleur vocabulaire. Programmer, c’est exactement la même chose, simplement on écrit pour deux publics, les programmeurs qui vont relire et modifier le texte après moi, et le compilateur qui le traduira en language machine. Cette indirection est aussi présente lorsqu’on écrit une pièce de theatre, ou un scénario de jeu de rôle. L’écriture se fait indirecte, il faut écrire en prenant en compte le maître de jeu, le compilateur le régisseur, en lui donnant les indications pour qu’il fasse son travail au mieux.

Le monde de l’écriture a cela de particulier qu’il est en général plutôt étroit. Là où un bon musicien sait en général jouer de plusieurs instruments, l’écrivain ne parle en général qu’une langue. Là où le peintre sait utiliser plusieurs medias, plusieurs formats, l’écrivain se cantonne très facilement à un seul genre. La spécialisation est nécessaire s’il ont veut exceller, mais si l’ont perd les autres techniques de vue, on restreint son horizon. Voir comment les phrases peuvent s’assembler différemment, les sensations exprimées autant d’atouts à lire et écrire dans d’autres langues.

Beaucoup de gens excluent la programmation des arts de l’écriture. En général, ils ne savent pas programmer. C’est une forme particulièrement difficile, car le language est double, une partie destinée à un programme, une machine, l’autre aux autres programmeurs (ce qui inclut très souvent le moi futur). Par certains aspects, cela ressemble à une correspondance épistolaire superposée à une partition pour méga-orchestre. Le compilateur est un lecteur difficile, impitoyable sur la syntaxe, incroyablement zélé, en réduisant la forme, en comprenant les aboutissants, on peut écrire des merveilles dignes d’un haiku.

Mais, me répondront les critiques, un code informatique est utile, il a une raison d’être fonctionnelle, et il est créé pour des raisons lucratives. Si l’on devait considérer comme non-artistique tous les textes qui ont été écrit avec un but ou une arrière pensée lucrative, il ne resterait pas grand chose, si ce n’est la fan-fiction, la plupart des écrivains aspirent à la reconnaissance et de pouvoir vivre de leur plume, ce qui est naturel, on voudrait tous vivre en faisant ce que l’on aime. À l’opposé, un important corpus de code informatique est totalement gratuit, leur auteurs renonçant à tout jamais de recevoir des droits d’auteurs ou toute autre forme de compensation sur leur création. De même il existe des programmes qui ne servent à rien, un exemple intéressant est le monde des demo. Ce sont des programmes écrits pour être jolis, tout en respectant des contraintes parfois extrêmement sévères. L’animation ci-contre est écrite avec 4096 caractères…

Soit, me contreront les critiques, mais à la fin il s’agit juste d’écrire une séquence d’instructions qui seront interprétées pour obtenir un joli effet. Oui, exactement comme le travail d’un compositeur. Ce Bach, ce n’était clairement pas un artiste, c’est d’ailleurs pour cela qu’il fascine autant les informaticiens et les mathématiciens.

11 thoughts on “Écritures”

  1. À peu près tout peut être élevé au rang de forme d’art : le macramé, le nettoyage des toilettes (avec du style et une grande économie de moyen pour un résultat parfait), l’optimisation fiscale, la démolition de bâtiments…

    Dès que l’aspect purement utilitaire/mercantile passe au second rang, que l’artiste prend plaisir à ce qu’il fait, cela suffit. Enfin, ça a au moins une prétention artistique : un gamin qui s’applique à gribouiller fait dans l’artistique ; même si pour l’Art au sens strict on supposera une certaine maîtrise je pense.

    En ce qui concerne l’informatique, ça l’est autant sinon plus que toutes les matières dont elle est inspirée : la mécanique (tout amateur de moteurs chromés appréciera), les mathématiques (jamais eu un émerveillement quasi-religieux devant des théorèmes ?), le vaudou (quel informaticien n’a jamais utilisé une incantation qu’il ne comprenait pas vraiment « sinon ça marche pas» ?), la comptabilité, la linguistique…

    Laissons de côté les interfaces visibles et certains superbes sites webs pour aller sous le capot. La pureté du code, l’économie de moyen, la clarté… il y a un côté « sculpture » dans l’écriture du code. Ça n’a rien de mécanique ; enfin, pas plus que concevoir des lignes de voitures de sport contraintes par l’aérodynamisme. Deux personnes n’arrivent pas au même résultat de la même manière. La preuve, on peut souvent reconnaître le « style » de divers collègues.

    Cf lien vers une rubrique de mon blog, je parlais de de l’« art du développement », et Knuth a bien écrit une bible nommé ”The Art Of Computer Programming” (un jour, peut-être, j’en lirai un bout).

  2. J’ai l’impression que tant thias que krys, vous mélangez art et artisanat.
    Pour moi, l’art, c’est une création purement dont le but n’est pas d’être inutile mais d’exister pour elle même. En ce sens, une démo sur un ordi peut être considérée comme de l’art car c’est la beauté du geste qui compte.
    L’artisanat, c’est “la belle ouvrage” où on fait le mieux que l’on peut pour que ce soit parfait mais il y a une utilité finale.

    Exemple : Sur atari, le fait d’afficher 512 couleurs dans une démo, c’est de l’art. Dans spectrum 512, logiciel de dessin, c’est une prouesse technique certes, mais ce n’est plus de l’art puisque c’est pour faire un logiciel de dessin.

    Ensuite certains diront que l’œuvre d’art est moche et qu’un gamin de 5 ans peut faire pareil comme souvent dans l’art contemporain (mais rappelons nous les quolibets adressés aux impressionnistes en leur temps). Mais c’est un autre débat.

    En gros, pour moi, c’est l’intention qui compte. Utilitaire -> Artisanat. Pas utilitaire, juste pour la beauté du geste et / ou du résultat -> Art.

  3. Avec une phrasue qui veut dire quelque chose, c’est mieux !

    Pour moi, l’art, c’est une création dont le but n’est pas d’être utile mais d’exister pour elle même.

  4. @vpo mais si on prend ta définition, dès le moment où l’artiste envisage de vendre l’œuvre, ou de recevoir un prix ou un subside pour celle-ci, elle cesse d’être de l’art.

  5. @Thias: Et pourquoi donc ? L’artiste crée une œuvre qui n’a d’autre intérêt que d’exister pour elle même. Rien ne lui empêche de la vendre.

    Ce n’est pas par ce qu’un tournevis est en vente dans un magasin qu’il a une utilité mais bien par ce qu’il sert à visser et dévisser des vis. Ensuite, le tournevis peut être incassable et conçu dans un acier spécial haute résistance et limé à la main par des jeunes vierges un soir de pleine lune pour augmenter sa résistance physique. Ca ne restera qu’un outil.

    Par contre, imagine un type qui achète des tournevis pourris dont le métal se plie quand on a vissé trois vis dans un meuble Ikea et qui en fait une sculpture de jeune vierge se baignant un soir de pleine lune.

    Après, on aime ou on n’aime pas. Mais sa sculpture en tournevis il peut la vendre ou la donner, c’est une production artistique. Libre à chacun d’y ajouter le qualificatif d’œuvre. Certains considères que la merde d’artiste peut être une œuvre… http://fr.wikipedia.org/wiki/Merde_d%27Artiste

  6. Si on prend la définition d’utile. «Dont l’usage, la pratique est ou peut être avantageux pour quelqu’un; qui satisfait un besoin, répond à une demande sociale.» Si la personne qui achète l’œuvre d’art répond à la moindre de ces conditions, elle est utile. Elle cesse donc, ipso facto, d’être une œuvre d’art. Je peux utiliser la Joconde comme paravent, ou pour boucher une fenêtre brisée, elle a donc une utilité et n’est donc pas une œuvre d’art.

    Mon gros problème avec la distinction entre art et artisanat est qu’elle n’amène rien (de bon). Sémantiquement elle est vide de sens, car elle associe à une objet une propriété qui n’est en fait définie que par l’état d’esprit de celui qui l’a créé et l’acte de celui qui l’utilise (ou non).

    Personnellement, je m’en tape un peu que le caca de quelqu’un est une œuvre d’art, s’il y a des gens pour l’admirer, c’est leur problème. Ce qui m’embête c’est que la distinction artiste/artisan est à mon avis nuisible, elle créé une fracture complètement arbitraire. Pour le rester, les artistes doivent absolument cultiver l’inutilité de leur art, sous peine de faire quelque chose de décoratif ou utile, et perdre leur rang et leur privilèges. Ton exemple est typique, seul le tournevis médiocre peut-être une œuvre d’art.

    Le résultat c’est que les œuvres doivent absolument être incompréhensible et faite avec un minimum de compétences (les grands artistes délèguent d’ailleurs la fabrication à des artisans), et un gros manque de gens qui savent faire des choses utiles…

  7. “Si la personne qui achète l’œuvre d’art répond à la moindre de ces conditions, elle est utile. Elle cesse donc, ipso facto, d’être une œuvre d’art. Je peux utiliser la Joconde comme paravent, ou pour boucher une fenêtre brisée, elle a donc une utilité et n’est donc pas une œuvre d’art.”

    Permets moi de disconvenir. Tu te places du point de vue du client pas du créateur de l’œuvre. Moi, je parlais de l’intention du créateur de l’œuvre. Et non dans mon esprit, un tournevis haut de gamme peut être une œuvre d’art. Mais j’ai fait exprès de prendre un exemple qui dissociait volontairement la qualité technique intrinsèque de l’objet de son utilisation (en tant que tournevis / en tant qu’objet d’art).

    De plus, un tournevis haut de gamme (ou bas de gamme d’ailleurs) parfaitement fonctionnel et dont le manche serait sculpté, cela serait pour moi tout autant une œuvre d’art qu’un outil. Et si on prend les métiers manuels, cette dualité existe à foison. En France nous avons les compagnons de France et les prix comme le Meilleur Ouvrier de France.

    “Le résultat c’est que les œuvres doivent absolument être incompréhensible et faite avec un minimum de compétences (les grands artistes délèguent d’ailleurs la fabrication à des artisans), et un gros manque de gens qui savent faire des choses utiles…” Si c’est une critique des snobinards qui achètent des horreurs car ça fait chic, alors oui je te rejoints ! Exemple : le bleu de Klein. Ca me fait penser à la blague du monochrome de whiteman dans le fil les trois frères…

    Encore une fois, je me trompe peut être, mais pour moi, c’est vraiment comment celui qui a crée voit son travail qui compte. Ensuite ce n’est pas pour autant que les autres verront sa création comme une œuvre d’art.

    Tiens, je tonds ma pelouse en faisant des motifs dans l’herbe : hormis pour moi, qui va trouver que c’est de l’art :-)

  8. “Tu te places du point de vue du client pas du créateur de l’œuvre. Moi, je parlais de l’intention du créateur de l’œuvre.”
    Oui. On a une grosse différence qui est basée sur des supputations sur l’état mental de tierces personnes, ou ce qu’elles prétendent qu’il est. Croire que quelqu’un est un artiste est donc un acte de foi et je ne suis pas croyant.

  9. “Croire que quelqu’un est un artiste est donc un acte de foi et je ne suis pas croyant.”

    Si le quelqu’un en question ne s’est jamais présenté comme tel, oui je suis d’accord.
    Les peintures rupestres sont elles des productions artistiques ou bien une version préhistoriques des encyclopédies à valeur informative sans volonté artistique aucune ?

    Par contre, si le quelqu’un en question se définit lui-même comme artiste, alors pourquoi devrais-je lui refuser cette revendication, même si je n’aime pas ce qu’il fait ?

  10. La question de savoir si les peinture rupestre sont de l’art est une question qui a pour moi à peu près autant d’intérêt que de savoir si Dieu existe, et sa taille de chaussures. Si quelqu’un veut se définir comme artiste, grand bien lui fasse, tant qu’il n’a pas la moindre attente sociale associée à cette idée…
    Pour moi, dire, de X qu’il n’est qu’un artisan, est à peu près équivalent à dire que quelqu’un n’est qu’un athée…

  11. Mouais, je ne suis pas convaincu. Mon voisin est artisan, il est électricien, il bosse super bien et il me refait de l’électricité chez moi. Je ne l’ai jamais entendu me dire, qu’il faisait de l’art chez ses clients…

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