Des bulles dans le multivers

Une des remarques les plus originales qu’on m’ait faite sur les organisations, c’est qu’elles sont comme des bulles. La partie intéressante se trouve à l’interface, à la surface de la bulle. Dans une organisation, les processus créatifs, les changements ont en général lieu à l’interface avec d’autres organisations. C’est là que se font toutes les interactions, que ce soit les échanges ou la compétition. Cette métaphore est assez générale : la majorité de l’humanité vit sur l’interface entre la mer et la terre, et de manière générale, toute la vie sur cette planète se situe sur la surface qui sépare une boule en fusion du vide de l’espace. Le corollaire, c’est que plus la sphère croit, plus il faut de volume pour soutenir la surface, pour une organisation, ce «vide» est typiquement l’administration.

Un domaine où il est intéressant d’appliquer cette métaphore est celui des univers imaginaires, en particuliers ceux de jeux de rôles. De nombreux jeux sont centrés sur la limite entre plusieurs mondes, trafiquants, explorateurs, aventuriers, journalistes, investigateurs, archéologues ou voyageurs, autant de personnages qui évoluent constamment entre plusieurs univers. Certains jeux vont plus loin, les personnages sont des créatures à moitié surnaturelles, à moitié ancrées dans la réalité : super-héros, vampires, mages ou incarnation de l’expressionnisme allemand.

Ces mélanges sont très facilement poussés à l’extrême, on se retrouve ainsi avec des univers mêlant elfes et technologie cybernétique, ou une multitudes de races en apparence très différentes. Souvent le résultat est mitigé car les créateurs de ces univers ne peuvent pas gérer la richesse et la complexité de leur création. À moins que ces frontières ne soient imperméables, elles seront la cause d’échanges et de réactions. Si on regarde l’impact qu’ont eu les périodes d’interactions entre plusieurs civilisations humaines, logiquement la rencontre d’humains avec des elfes ou des extra-terrestres devrait avoir au moins autant d’effet. À condition naturellement que les différences soient réelles, pas simplement superficielles : un détail cosmétique comme des longues oreilles pointues. Pour éviter d’avoir à gérer des mondes trop baroques et complexes, les créateurs d’univers, ou plutôt de méta-univers, ont souvent recours à la conspiration. L’univers de jeu comporte plusieurs mondes qui communiquent par un biais ou un autre, mais ces passages sont secrets, réservés à une élite, une société secrète, donc le but est naturellement de garder le secret, et de maintenir les univers distincts. Comme les Cylons, les membres de cette élite ont probablement un plan, mais il reste en général nébuleux, ou métaphysique. Si le secret n’est pas gardé, l’univers sera détruit. Évidemment les personnages font d’une manière ou d’un autre partie de cette élite.

À ce stade, le lecteur s’en doutera, je n’aime pas beaucoup l’idée de monde disjoints liés par des charnières secrètes. C’est un bon moyen pour obtenir un pantin désarticulé, pas une création originale où l’ensemble est plus que la somme des parties. Le passage secret qui mène dans un autre monde commence à être un mécanisme narratif éculé: aujourd’hui, tout le monde s’attend à ce qu’il y ait un passage vers un monde fantastique au fond de l’armoire. Pour revenir à la métaphore de la bulle, réduire l’interface entre les univers oblige à gonfler ceux-ci, juste pour que l’ensemble tienne. Imaginons que la magie d’Ikea fasse qu’il y ait un passage vers un monde d’elfes derrière mes chemises. C’est un monde de la même taille que le notre, avec diverses contrées, mœurs et un seul passage vers notre monde. Si je traverse ce seuil, et je que je raconte mes aventures, le passage en soi n’occupera qu’une partie infime de la narration. L’interface entre les deux mondes se résumera alors au narrateur, qui pourra n’être qu’une simple observateur, ou un acteur transférant des connaissances.

Cela est parfaitement acceptable dans une œuvre littéraire, mais plus problématique dans un jeu de rôle. Dans le premier cas, le carnet de voyage, cela donnera une partie fade où la maître de jeu ne fait que narrer. La second solution revient à faire jouer une variante d’un Cosmonaute à la cour du roi Arthur ou de Shogun. Cette solution peut donner des parties très intéressantes, mais cela veut aussi dire que les personnages et le jeu peuvent profondément affecter l’univers et cela de manière imprévisible, surtout s’il y a plusieurs personnages qui agissent de manière différentes. Le problème plus grave c’est qu’il va falloir définir un monde complet, mais que seule une partie limitée va interagir avec le personnage. On risque fort de se retrouver avec un univers jetable. On remarquera aussi que dans cette discussion l’effet sur l’univers de départ (là ou se trouve l’armoire) est nul – certains s’en réjouiront vu que cela signifie que la réalité est inchangée, mais cela n’est pas très original.

Imaginons à présent que le passage ne se trouve pas dans mon armoire, mais dans la forêt derrière chez moi et qu’il s’ouvre de manière quelque peu aléatoire mais raisonnablement régulière. Le boulet avait un très joli billet sur ce qui se passerait si la porte était grande ouverte. Disons que de notre côté, le passage n’est connu que par quelques quidams l’ayant découvert par hasard, peut-être une retraitée cueillant des mûres, ou un joggeur nocturne. Ils ont peut-être partagé le secret avec quelques amis, mais le vernis social tient bon, officiellement, personne ne sait rien. Ces gens vont utiliser ce passage pour leur desseins, qui pour chercher une solution pour ses rhumatismes, qui pour trouver des costumes de grandeur nature. Dans tous les cas il va y avoir des échanges, et la nature des communautés locales de part et d’autre du passage va changer. D’un côté un cité elfique qui aurait tout à coup accès à des matériaux modernes: aluminium, fibres synthétiques, et de l’autre une banlieue moderne ou des gens ont des amulettes magiques et des potions. Ces changements de part et d’autre vont avoir des effets, peut-être que des elfes feront une quête de l’autre côté pour obtenir un médicament pour sauver leur reine, peut-être qu’une sociologue découvre que la religion dans la banlieue est en train de changer. Et puis un jour le premier bâtard naît, et les ennuis commencent…

Quel différence entre les deux visions? Dans le premier cas il faut décrire un univers complet qui ne servira peut-être que pour un scénario. Le lieu de passage n’est qu’un accessoire, même pas un élément de décor, les personnages, en voyageant sont la source et la raison des scénarios. Dans le second le point de passage est un terreau de scénarios, et l’on n’a eu besoin que de décrire deux parties précises du monde. Peut-être qu’il y en a d’autres ailleurs, mais un seul point de passage et deux agglomérations suffisent déjà à donner le germe d’une campagne. Le point de passage devient, à cause des échanges, quelque chose de nouveau, même si les deux éléments qu’il relie sont totalement banals.

5 thoughts on “Des bulles dans le multivers

  1. Il va sans dire que je ne suis pas vraiment d’accord :-)

    La raison principale étant que je pense qu’il existe une troisième solution, qui est que le passage est en lui même un lieu dont le franchissement est sujet à aventures (le bleu-rêve de RdD par exemple) et égarements divers. Le passage devient un chemin, une route, une rue, un labyrinthe, et est en lui même un espace avec ses règles et ses lois propres.

    La question que je suppose que tu vas me poser (et que tu avais posé à l’époque où on travaillait sur les variantes pour le monde de la Noire Essence) c’est “A quel moment est-ce qu’on change d’univers ?” Et bien c’est probablement impossible à dire, et ce n’est pas l’objectif. A quel moment est-ce qu’on arrive à Lausanne en partant à pied ou en train de Zurich ? Est-ce que c’est représentable par une interface ? Ou plutôt par une décision, l’observation d’un état de fait (“on est arrivés”, “gare terminus, veuillez s’il vous plait prendre vos cliques et vos claques et sortir de ce satané wagon MERCI!”, etc) Là aussi, franchir le seuil est une question d’interprétation, et c’est un paradoxe à la Zénon, on ne peut pas dire précisément à quel moment on est arrivé, et les frontières, les interfaces, qu’on observe/traverse sont artificielles et purement consensuelles.

    Ca donnerait pour compléter ton texte, le choix de définir un lieu, deux, ou trois. :-)

    Et puis je n’aime pas les bulles. Les bulles, c’est des petites choses fragiles, parfaites dans leur géométrie et trop transparentes pour être honnêtes, et assez peu nombreuses dans le fond. Est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt parler d’éponge, ou de mousse ou qlq chose comme ça ?

  2. Je ne pense pas que la nature du lieu de passage soit très important. L’épaisseur de la parois d’un bulle nous apparaît négligeable, et pourtant elle existe, la voir comme une transition discrète ou un une transition graduelle est surtout une question de point de vue. Si le lieu de passage est un univers en soi avec ses propres règles, cela veut juste dire qu’au lieu de deux univers connectés, on en a trois. Dans le cas du blurêve de Rêve de Dragon, il est conçu pour minimiser les interactions, c’est un endroit dangereux, vide de toute population, où la physique traditionelle ne s’applique pas.

  3. Oui, ça donne donc, un, deux, ou trois, comme je le dis à la fin de mon post :)

    Mais je reste convaincu que tout réduire à la question d’une simple interface n’est pas une bonne idée, d’autant qu’elle exclut à priori l’existence de chemins, de passages, ou de rituels qui doivent être suivis dans un ordre précis pour arriver à un autre endroit. J’aime bien l’idée que les mondes soient séparés par une sorte de géographie aux règles particulières ou non, mais où le simple fait de franchir un seuil ne consiste pas en soi un argument suffisant pour être propulsé dans un univers différent. Plus proche de Ambre que de Narnia, quelque part.

  4. Il est rare que les seuils soient aussi clairement définis. Même dans le cas d’un voyage en avion vers une contrée très exotique, tu vas sans doute croiser dans l’avion et aux deux aéroports des gens originaires de cette contrée, lire un magazine de bord, etc.

    Le seul cas où tu peux parler réellement de seuil, c’est avec une téléportation surprise. Et encore.

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