Médiation de Texte

Machine à Écrire Corona

Le niveau de français des jeunes générations est un sujet récurrent sur le réseaux sociaux – ayant toujours été un cancre, je peux difficilement juger. Un argument qui revient souvent est celui de la lettre de motivation, je n’engagerais jamais quelqu’un avec une telle orthographe. Cet argument implique deux choses : que les lettres de motivations existeront au moment où ces jeunes entreront dans le marché du travail (ma compagnie n’en demande pas et les ignore) et qu’un jeune enverra une telle lettre dans la forme où il l’a écrite.

Par définition, la communication écrite est indirecte : on écrit sur un support, et plus tard, le lecteur lit ce support. Le support a traditionnellement joué un rôle dans la communication écrite, l’écriture tout d’abord : objet d’administration, de mépris et d’analyse, mais aussi le support : qualité du papier, présence d’en tête, etc. Avec le style du texte et la qualité de l’orthographe, on pouvait ainsi jauger la personne en ignorant largement le contenu sémantique du texte – qui dans une lettre de motivation est à peu près nul, un collègue cynique m’avait une fois fait remarquer qu’il faut les écrire comme des lettres d’amour : la compagnie que l’on courtise est la plus belle, on rêve de travailler pour elle.

La machine à écrire, a brouillé ces signaux, l’écriture est éliminée – durant un certain temps les offres d’emploi demandaient explicitement une lettre manuscrite. Le traitement de texte a changé la donne avec des outils pour normaliser l’écriture et la grammaire, mais aussi des lettres types qui encodent de manière explicite les normes sociales. On peut toujours juger les signaux en dehors du contenu du texte – la mise en page, si on a l’œil, le type de traitement de texte utilisé – mais il n’y a pas de normes sociales pour cela. Je n’obtiendrais pas le même consensus en déclarant que je n’engagerais jamais quelqu’un qui écrit son curriculum vitæ avec la fonte Comic Sans.

La machine à écrire retranscrit le texte fidèlement, si j’enfonce la touche A⃣, j’obtiens un A, le traitement de texte me permet de faire des corrections, et peut corriger mon orthographe. Écrire avec un téléphone mobile est quelque chose de différent : l’ordinateur suggère, complète. Le mot neige peut-être remplacé par le symbole ❄︎. Il est possible de générer des phrases simplement en tapant un mot puis en appuyant sur la touche de complétion.

Ce qui est important, c’est que l’ordinateur agit comme un médiateur entre ce que l’utilisateur écrit (ou dicte) et le texte qui est produit. La même personne peut parler d’une certaine manière, communiquer par symboles graphiques avec ses amis et avoir un français parfait dans ses lettres, la traduction étant assurée par des algorithmes.

Certain avanceront qu’un découplage entre langue écrire et langue orale n’est pas tenable, peut-être même dangereux. Le fait est que c’est la situation qui règne en Suisse alémanique, tout le monde parle le dialecte et utilise une variante de l’allemand classique pour les communications écrites. Ces deux langues ont des différences au niveau du vocabulaire, mais aussi de la grammaire – les gens ne s’en portent pas plus mal. À un niveau bien plus complexe, le système d’écriture chinois a la même propriété et il est bien plus ancien que la langue française.

Si le texte est transformé par des systèmes au niveau de l’émetteur, il en va de même au niveau du récepteur : par exemple en faisant de la . Les changements fait par un algorithme peuvent être analysés, détectés par d’autres algorithmes, mais c’est un problème technique, assez éloigné des normes sociales actuelles.

6 thoughts on “Médiation de Texte”

  1. En réalité, le français écrit et le français parlé ne sont pas tout à fait le même dialecte de français, pour lever des ambiguïtés induites par le fait qu’on ne voit pas ni n’entend son interlocuteur, on a dans le français écrit des temps et des expressions qu’on n’emploie pas en parlant, parce qu’on en a pas besoin. De même, les émoticônes remplace ces outils de clarification dans la transcription écrite du langage verbal.

  2. Plus que l’orthographe même (et à la rigueur on s’en fout, même ça me fait mal de le dire) c’est la grammaire qui souffre dans l’enseignement français, et c’est le pire.

    D’accord on est mal partis, avec nos participes passés qui se prononcent comme des infinitifs, l’absence de déclinaisons pour marquer les cas, et nos innombrables exceptions qui en découragent beaucoup. Les modes qui passaient au Ministère de l’Éducation Nationale (« tout à l’oral, rien que l’oral », « surtout pas de dictée ! »…) ont accompagné la chute de la lecture. À présent les profs eux-mêmes font des fautes sur les bulletins et même le Monde est bourrer d’erreurs.

    Et ça empire : va enseigner l’allemand ou même l’anglais à des jeunes qui ne savent pas distinguer accusatif et nominatif, participe passé et infinitif…

    En tant que marqueur social, l’orthographe est très mauvais : à peu près du même niveau que les lettres de candidatures manuscrites, qui ont dû priver certaines entreprises de bien des candidatures intéressantes de gens que cela hérissaient. Je connais bien des collègues compétents à l’orthographe déplorable voire catastrophique. Mais quand ils doivent communiquer par écrit, certains deviennent illisibles. Non, on ne lit pas en phonétique, le phonétique est une régression.

    Antoine a raison de souligner que nous Français avons en fait deux langues, orale et écrite. Il faudrait peut-être ouvertement les séparer, même si les niveaux de langage font aussi partie de l’enseignement.

  3. Pour l’enseignement, je pense qu’un gros problème est qu’il n’y a pas eu une réforme ambitieuse, mais une réforme tous les cinq ans. J’ai encore appris avec le COD, COI, mon frère a eu droit à des groupes de couleur, les suivants auront eu autre chose. En allemand, c’est toujours nominatif, accusatif, datif… Je prononce, évènement, la graphie officielle est événement, mon écriture manuscrite est plutôt ēvēnement (je suis un cancre).

    L’autre problème, c’est que tout cet enseignement, toute cette grammaire ne me semble pas avoir pour but premier la communication. Pour être bien compris, on utilise des phrases courtes, des connections sémantiques claires et des pronoms non ambigus.

    Au collège Calvin, on m’a appris à faire tout le contraire: des phrases longues, avec des subordonnées impliquant une causalité floue, des synonymes pour éviter les répétitions, des effets de style à la pelle, et des adjectifs comme s’il en pleuvait. Même la structure de l’argumentation suivait une norme établie, thèse, antithèse, synthèse. La grammaire française comporte un attirail de trucs qui ne servent pas à rendre les phrases claires, mais à faire des effets spéciaux. J’hésite entre le métaphore du rococo ou bien celle de Michael Bay.

    Visiblement je ne suis pas le seul à avoir eu cet enseignement, je rencontre régulièrement des textes à l’orthographe et la grammaire parfaite, mais lourds à lire…

    • Je suis bien malheureux d’apprendre qu’il n’y a pas qu’au Québec que les réformes à répétition en éducation affectent la qualité de la langue écrite. Avec tous les outils technologiques pour corriger l’orthographe, à notre disposition, ne serait-ce pas justement le temps de se concentrer sur le contenu et l’intelligibilité des communications?

  4. La réforme permanente est la maladie de l’Éducation Nationale. Ma fille va entendre parler des « prédicats » bientôt à la place des COD et COI. Les couleurs j’ai connu, c’est pratique car visuel mais purement pédagogique. On pourrait reprendre les termes de l’allemand et du latin, j’aurais rien contre, au contraire. Et « événement » fait typiquement partie de ces mots dont l’orthographe évolue (et ça n’a pas d’importance).

    Pour la grammaire et la communication, je ne suis pas d’accord. OK, j’en aussi eu des Proust qui penchaient plus pour Proust que pour le très pauvre sujet/verbe/complément. Il faut surtout savoir quand on fait un discours « utilitaire » et un autre à finalité artistique ; là l’enseignement pêche sans doute. Mais une traduction littérale depuis de l’anglais technique « simple » est tout simplement atroce. Ne serait-ce qu’à cause des répétitions, peut-être moins tolérées en français à cause des mots plus longs. De toute façon, l’anglais, avec sa masse d’homonymes et son orthographe incohérente, ne peut être une référence pour l’orthographe malgré ses phrases apparemment plus simples.

    Tu es germanophone, tu peux peut-être me dire ce que tu penses de la grammaire en allemand, pas plus simple — mais en fait plus efficace. J’ai eu peu l’occasion de côtoyer des Allemands nuls en grammaire.

    J’avais cru lire un jour que la langue la plus précise et la moins ambigüe était le tchèque. Peut-on généraliser aux langues slaves, avec tous leurs cas ?

    De toute façon la source des problèmes d’orthographe et de grammaire que je rencontre remontent à bien plus tôt que cette époque pleine de subordonnées ou de visées stylistiques que tu cites (plutôt collège-lycée). Ma fille à 7 ans a une orthographe meilleure que bien des adultes. C’était pareil pour son grand frère. Mais ils LISENT, eux. Y a pas de secret.

  5. Je ne suis pas strictement germanophone, le suisse allemand utilise en général des phrases plus courte que l’allemand classique (même si c’est une langue qui comporte des ‘cross-serial dependencies’ https://en.wikipedia.org/wiki/Cross-serial_dependencies).

    Je suis d’accord qu’on peut faire plus joli qu’une séquence de sujet-verbe-complément, mais pour moi en écriture, comme pour beaucoup d’autres chose, il faut élaguer agressivement, le texte parfait est celle où l’on ne peut plus rien enlever.

    Sans surprise mes auteurs francophones préférés sont romands (Nicolas Bouvier, notamment).

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